"Nous avons annoncé à nos lecteurs, il y a trois
mois, que nous nous proposions de consacrer quelques uns de nos articles
à des établissements musicaux dont, à notre sens, la critique ne
s'occupe pas suffisamment.
Commençons aujourd'hui par parler de la célèbre manufacture de pianos
Berden de Bruxelles, dont le chef, M. François Berden, vient de se
retirer, en cédant ses affaires à deux neveux MM. Campo, ceux-ci
associés depuis plusieurs années à l'établissement de leur oncle.
Cette maison existe depuis 1827. Son histoire est celle de tous les
progrès que la facture a réalisés en un demi siècle; et l'on peut dire
que le plus grand nombre de nos virtuoses pianistes ont fait leur
éducation sur des instruments sortant de ses ateliers.
En 1827, la raison sociale était Lichtenthal et Compagnie. M.
Lichtenthal, homme capable, très actif, mais aventureux, se jetait
volontiers dans les nouveautés et ne calculait guère si ses inventions
constituaient en réalité un progrès vrai pour la fabrication des pianos.
C'est ainsi que vers 1830, il produisit un instrument qu'il appela
piano-violon et que l'on jouait avec un archet, à peu près comme si
c'était une contrebasse.
Le piano-violon possédait cinq octaves
complètes, donnait des sons agréables tant qu'il ne s'agissait que de
mélodies lentes et onctueuses, mais s'écartait absolument de ce que
désire un amateur quand il veut s'acheter un piano.
Les magasins de M. Lichtenthal étaient situés Montagne de la Cour à
Bruxelles. Je me rappelle encore y avoir entendu dire par de grands
artistes, tels que Kalckbrenner [sic] : «Le Piano-violon est un rêve. Rien de
plus.»
Dès 1834, la maison Lichtenthal construisit des pianos carrés à cordes
croisées et, si je ne me trompe, dès la même année elle appliqua les
cordes croisées au format Buffet.
Ce n'est donc pas depuis l'exhibition faite à l'Exposition Universelle
de 1867 à Paris, par la maison Steinway d'Amérique, que date le
croisement des cordes.
Je pourrais en dire autant, dans un autre ordre d'idées, à propos des
cordes obliques.
En 1830 l'établissement reçut sa première médaille d'or (Exposition de
Bruxelles de 1835). En 1840, la raison sociale changea et devint la
firme Clermont-Berden et Compagnie.
Les associés commanditaires de M. Lichtenthal lui laissèrent la
direction de la fabrication. Enfin, en 1842, le départ imprévu de M.
Lichtenthal pour l'étranger amena la dissolution de la société, laquelle
se reconstitua immédiatement sous le titre de société François Berden et
Compagnie.
Redire ici tous les progrès que la manufacture Berden accomplit dans ces
35 dernières années; tous les brévets de perfectionnement qu'elle obtint
; le grand nombre de médailles et de récompenses de premier rang qu'elle
remporta; comment, par un travail assidu et persévérant, elle réussit à
construire des pianos-buffet qui sont de vrais chefs-d'œuvre et n'ont à
craindre la concurrence d'aucun établissement d'Europe, nous paraît
chose inutile.
Quel est le virtuose, quel est le professeur qui n'ait
attesté les mérites de ces instruments?
Nous n'avons nullement pour but, en écrivant ces lignes, de déprécier
d'autres établissements belges de grande valeur, mais nous n'aurions pas
de patriotisme si, au moment où M. François Berden se retire de la
fabrication, nous ne consacrions un article à l'homme intelligent et
modeste qui a étendu au loin la renommée de notre pays.
Depuis 1855 ou 1856, M. Berden s'appliqua à la construction de pianos
destinés à supporter les longs voyages et les climats des tropiques. Ce
que bien peu de nos amateurs et de nos artistes savent, c'est que son
établissement a une clientelle toute faite à Java, Sumatra, aux Célèbes,
aux Philippines, au Mexique, à la Plata, au Brésil.
Depuis l'obtention, par M. Berden, de la Prize Medal à l'Exposition
universelle de 1862 à Londres, il s'est établi également en Angleterre
un écoulement régulier de ses instruments. J'ose dire que dans ces
divers pays les pianos Berden jouissent d'une renommée aussi
incontestable que la considération dont la maison et son chef sont
entourés en Belgique.
Mais aussi, il faut le remarquer, les manières d'agir du facteur, ses
relations bien veillantes avec tous les artistes, sa probité parfaite,
ses procédés loyaux, et — ce qui ne gâte rien — sa grande modestie, lui
ont créé un vaste réseau d'amitiés solides, de justes et de légitimes
dévouements. Je ne me trompe point en disant ici que je suis l'organe de
tous ceux qui, depuis 40 ans, ont traité avec lui. M. Berden n'a pas un
seul ennemi. Il n'en a jamais eu.
Au moment où je termine cettte note, échoit encore à l'établissement une
nouvelle et brillante distinction à Utrecht. C'est au moins le vingt
cinquième diplôme depuis 1842.
Le grand nombre de commandes que reçoit la maison-Berden, a forcé depuis
1868 les chefs de la fabrication à imaginer des moyens mécaniques pour
multiplier et hâter les livraisons. L'établissement en est arrivé
aujourd'hui a pouvoir produire, dans ses splendides ateliers d'Ixelles,
plus de 800 pianos par an !
Avais-je raison de dire qu'une pareille manufacture fait honneur à la
Belgique et mérite une mention spéciale dans notre Revue musicale ?"
Journal des beaux-arts et de la
littérature, n° 19, 15/10/1876, p. 149
(Universitätsbibliothek Heidelberg)