"C'est dans la légende de Liszt St-François de Paule marchant sur les flots
que l'on a pu surtout juger de la puissance et de la variété des effets
que peut obtenir du clavier un artiste tel que Planté !
Les pianos
américains de Steinway, si remarquablement fabriqués en France par MM.
Mangeot frères, ne s'étaient point encore trouvés à pareille fête.
Ces
habiles facteurs ont dû être d'autant plus flattés des félicitations toutes
particulières de M. Francis Planté sur les puissantes et suaves qualités de
leurs instruments, que le jeune et célèbre virtuose, on le sait, professe
une indépendance absolue à l'égard des facteurs de pianos.
Tous les claviers
lui sont bons, s'ils réalisent sous ses doigts l'idéal qu'il s'est tracé
dans le domaine des sonorités. Voilà pourquoi les pianos d'Érard, de
Pleyel-Wolff et de Herz trouvent en lui un vulgarisateur aussi précieux que
fervent, mais absolument indépendant."
Le
Ménestrel, 11/05/1873, p. 190 (gallica.bnf.fr)
LES PIANOS FRANCO-AMERICAINS de MM.
MANGE0T Frères & Cie
"Si l'on s'en rapporte à M. Oscar Comettant, homme
essentiellement compétent en la matière, la bonne ville de Paris fabrique
annuellement pour une somme considérable de pianos, et elle permet à plus de
20,000 professeurs de cet instrument de vivre d'une façon plus ou moins
confortable dans ses murs.
C'est suffisamment dire que le piano remplit un rôle prépondérant dans
l'existence des Parisiens. Il n'est donc pas sans intérêt de rappeler ici en
quelques mots l'histoire des métamorphoses des instruments à cordes de
l'antiquité en pianos.
La lyre, la cithare, le barbiton, tels sont les véritables aïeux du piano.
La cithare a évidemment donné naissance à la harpe, et ce n'est qu'à partir
du XIIe siècle qu'on a représenté le roi David avec cet instrument.
Auparavant on représentait ce grand roi-poëte jouant du psaltérion, le nebel
des Hébreux.
pu psaltérion on composa un instrument de forme triangulaire, de 10 à 16
cordes, qui portait le nom de nable. Il était en grande faveur chez les
ménestrels et les chanteurs ambulants.
Puis vint le dulcimer, dont les cordes étaient tendues
sur un chevalet. Le hackbrett est généralement regardé comme ayant servi de
base à la construction du piano-forte, malgré son absence de clavier. Il
faut aussi mentionner la citole, petite caisse mélodieuse se rapprochant du
dulcimer.
Le clavicytherium fut, dit M. Oscar Comettant, le premier instrument auquel
on appliqua un système de clefs pour en faire résonner les cordes.
Le clavicorde, devenu à peu près introuvable, avait
des cordes en fil de laiton; il ressemblait à un petit piano carré, et comme
il n'était pas supporté par des pieds, on le plaçait sur une table pour en
jouer.
A la fin du xvie siècle parut le manicorde, espèce de clavicorde
perfectionné comportant environ cinquante touches et soixante cordes tendues
sur cinq chevalets.
C'était l'épinette sourde, instrument favori des
religieuses. L'épinette proprement dite tenait ; son nom de spina, épine ou
tuyau de plume, car cet instrument était muni de sautereaux armés de plumes
de corbeau placés transversalement au-dessus des touches.
En France, en Italie et en Allemagne, l'épinette fut en grand honneur dans
la musique de chambre pendant un certain temps, et elle fut agrandie et
perfectionnée au commencement du XVIIe siècle par Jean Rucker d'Anvers, qui
lui donna le nom de harpsicorde.
Le clavecin servit en quelque sorte de transition entre le harpsicorde et le
piano-forte. Voltaire estimait si peu ce dernier, qu'il écrivait à Mme du
Deffant :
« Le piano-forte n'est qu'un instrument de chaudronnier en
comparaison du clavecin. »
Voltaire, qui a été un si bon prophète pour tant de choses, s'est trompé
d'une façon étrange en parlant du clavecin, car cet instrument est à tout
jamais enterré...
Bientôt John Broadwood en Angleterre et Érard en France donnèrent au
piano-forte une telle supériorité sur tous les instruments à cordes
frappées, qu'il fut généralement adopté par les artistes et les amateurs.
Le premier piano construit à Paris par Érard datait de 1778; il était monté
de deux cordes pour chaque note et l'étendue de son clavier était de cinq
octaves.
Le premier piano à trois cordes fut construit par les frères Érard en 1790.
Depuis cette époque ce bel instrument a subi une foule
de modifications et de perfectionnements dans les célèbres ateliers des
maisons Érard, Pleyel, Pape, Roller, etc.; puis bientôt un graDd nombre de
facteurs dignes de marcher sur les traces des maîtres dont nous parlons,
ont, tant en France qu'à l'étranger, contribué à donner à ces instruments
une sonorité, une puissance et une solidité qui bravent le chaud, le froid
et toutes les températures.
En Amérique, c'est la célèbre maison Steinway qui a incontestablement
réalisé les plus grands progrès accomplis jusqu'à ce jour dans la
fabrication des pianos.
« Leur sonorité est splendide et essentiellement noble,
écrit notre illustre compositeur Hector Berlioz à M. Steinway, et vous avez
apporté dans la fabrication des pianos un progrès dont tous les artistes et
amateurs doués d'une oreille délicate vous sauront un gré infini. »
On doit surtout à M. Steinway un fort ingénieux mode de croisement de cordes
dans les octaves inférieures de l'instrument, combiné avec l'idée
excessivement heureuse de l'encadrement de la table d'harmonie.
L'encadrement de la table d'harmonie avait été beaucoup remarqué à
l'Exposition de Paris en 1867, où MM. Steinway eurent de prodigieux succès
avec leurs pianos carrés, et surtout leurs grands pianos de concert.
Un seul renseignement suffira pour donner à nos lecteurs une idée de
l'importance de la maison Steinway.
Il y a
dix ans elle livrait déjà au commerce pour l'énorme somme de 6,000,000 de
francs de pianos chaque année, chiffre double de celui de la maison la plus
importante des États-Unis après elle.
Le succès prodigieux des pianos Steinway n'est pas moins grand en France que
dans les autres pays.
En
France, c'est la maison Mangeot qui a obtenu de MM. Steinway le privilége de
fabriquer des pianos à queue et droits d'après le système des célèbres
facteurs américains, et aujourd'hui les vastes ateliers de MM. Mangeot, qui
ont été admirablement organisés et outillés pour cette fabrication, sont en
pleine activité.
Grâce aux procédés économiques employés par MM.
Mangeot et à la grande différence de frais de main-d'œuvre qui existe entre
la France et les États-Unis, on peut se procurer à Paris des
pianosfranco-américains, qui ne le cèdent sous aucun rapport aux pianos des
fabriques américaines les plus justement célèbres, à un prix très-inférieur
à celui qu'il atteint en Amérique.
Le public en général et les artistes en particulier ont bien vite apprécié
la sonorité merveilleusement pure et la voix puissante de ces pianos, dont
l'usage tend chaque jour à se répandre davantage.
Le nom de MM. Mangeot jouit déjà d'une célébrité égale
à celle qui s'attache aux plus illustres facteurs de pianos de l'Europe.
Nous ne croyons pas être indiscret en signalant au monde musical un piano
entièrement nouveau, de principe et de forme, pour lequel MM. Mangeot frères
et Cie ont pris un brevet, et qui fera son apparition à l'Exposition, de
1878.
C'est un piano à double clavier superposé et dont le plus élevé offre le
renversement de l'échelle musicale.
L'idée de ce piano à double clavier est basée sur la forme même de nos
mains, dont le premier doigt pour la main gauche est le petit doigt et pour
la main droite le pouce.
Elle a pris aussi naissance dans des considérations
harmoniques d'une extrême nouveauté, et qui ouvrent à la musique de piano
des horizons nouveaux.
Le piano à double clavier renversé de MM. Mangeot frères et Ce est peut-être
le piano de l'avenir ; en tout cas, c'est une invention d'une haute portée
musicale, et nous ne croyons pas trop nous avancer en disant qu'il sera le
grand événement de l'exposition des pianos en 1878. CORBIN."
Le Panthéon de l'industrie : journal hebdomadaire
illustré, 14/01/1877, p. 411 (gallica.bnf.fr)
STEINWAY
"On ne voit, dans tous les travaux que nous venons
de passer rapidement en revue, rien qui puisse opérer une sorte de
révolution comme celle qu'a inaugurée la facture américaine en 1867.
Seul le
piano à queue à double clavier de MM. MANGEOT, qui, dans leurs autres
instruments, se montrent les serviles imitateurs de M. Steinway; seul le
piano à double clavier de ces facteurs, de Nancy, peut être considéré comme
quelque chose d'absolument nouveau.
L'idée en a été conçue par M. Joseph
Wieniawski, et nous trouvons naturel qu'on la doive à un éminent virtuose.
Il convient, en effet d'établir une distiction entre les résultats qui
profitent au public et ceux dont bénéficie l'exécutant.
Il y a donc toujours
lieu de classer les inventions des facteurs en deux catégories : les unes
ont pour objet de procurer à l'auditeur des jouissances nouvelles au moyen de
sons mieux timbrés, plus forts ou plus doux, exempts de fausses résonances;
ou bien de construire un instrument plus solide et tenant mieux l'accord.
Le
second genre d'inventions se rapporte à l'amélioration des conditions
générales d'exécution : soit, par exemple, un clavier plus docile et
répétant parfaitement, soit encore des moyens nouveaux pour obtenir des
effect impossibles et non réalisés jusque-là.
C'est ce dernier résultat qu'a
visé M. Jos. Wieniawski, professeur au Conservatoire de Bruxelles, et MM. MANGEOT lui ont procuré le moyen d'atteindre
au dut qu'il se proporait, en construisant un piano composé de deux pianos à
queue superposés, avec deux claviers placés l'un au-dessus de l'autre et
disposés en sens inverse."
Rapport sur les instruments de musiques à l'exposition universelle
de 1878, Chouquet, p. 30-31 -
MANGEOT a fabriqué les premiers pianos pour
STEINWAY
LE PIANO A DOUBLES CLAVIERS
RENVERSÉS DE MM. MANGEOT
"Ses
Ressources au point de vue de la Composition et de la Virtuosité avec des
exemples à l'appui. Par Jules ZAREBSKI.
Le 10 mai 1878, M. Oscar Comettant et MM. Mangeot frères invitaient les
membres de l'Institut de la section de musique, d'autres compositeurs
célèbres, les notables professeurs du Conservatoire et d'autres professeurs
autorisés ; des pianistes virtuoses en renom, les principaux éditeurs de
musique et facteurs de pianos, les critiques musicaux français et des
correspondants de journaux étrangers, enfin des amateurs distingués, amis de
la musique et de ses progrès, à venir entendre chez eux, avenue de l'Opéra,
un piano nouveau, à doubles claviers renversés, de la fabrique de MM.
Mangeot frères, pour lequel M. Edouard Mangeot a pris un brevet d'invention.
Tous les invités de MM. Comettant et Mangeot n'ont pu se rendre à cette
première udition, mais la plupart ont répondu un peu plus tard à l'appel qui
leur avait été fait, dans d'autres auditions successives qui ont eu lieu
avant que l'instrument eût été envoyé à l'Exposition.
Les vastes salons de l'avenue de l'Opéra se sont donc trouvés remplis à
diverses reprises d'auditoires d'élite, véritable aréopage, dont la haute
opinion et le jugement sûr devaient décider de l'avenir du nouvel
instrument. Le succès du piano à doubles claviers
renversés de MM. Mangeot frères et Cie est décidément très-grand. L'habile
virtuose qui joue ce riche instrument, M. Zarebski, a conquis en quelques
semaines avec ce double piano, une réputation devenue européenne.
Les auditions de cet instrument, par M. Zarebski, attirent chaque fois un
nombreux auditoire dans la galerie des instruments, de musique français où
MM. Mangeot ont exposé, à côté de magnifiques pianos à queue à un seul
clavier, ce monarque de leur manufacture.
Les cartes d'invitation pour la première audition du piano à deux claviers
renversés portaient le programme suivant :
PROGRAMME
1. Explications présentées par M. Oscar Comettant
sur les ressources considérables et les principes
entièrement nouveaux de ce piano breveté, et qui doit figurer à
l'Exposition.
2. Grande fantaisie symphonique originale expressément composée pour les
deux claviers renversés J. Zarebski. Exécutée par I'àuteur.
3. Danse des Sylphes Berlioz. Trancrite pour les Deux Claviers renversés et
exécutée par M. Jules Zarebski.
4. Ouverture â'Obéron Weber. Transcrite pour les Deux Claviers renversés et
exécutée par M. Jules Zarebski.
Nous ne saurions mieux faire dans cette notice, qui a pour objet de
présenter au lecteur le piano à doubles claviers renversés et de donner un
aperçu des immenses ressources qu'il offre aux compositeurs et aux
virtuoses, que de reproduire les explications fournies par M. Oscar
Comeltant.
Messieurs,
Ce n'est point une conférence que j'ai à faire sur le piano, sur son
origine, ses développements, ses transformations et ses derniers
perfectionnements en France et à l'étranger. Encore moins voudrais-je ici
chercher à apprécier les qualités qui distinguent les instruments de la
manufacture de mes amis MM. Edouard et Alfred Mangeot. Deux pianos à queue
et deux pianos droits franco-américains sont à l'Exposition et je laisse à
qui de droit le soin de les juger.
Je demande simplement la permission de vous entretenir quelques instants du
piano à doubles claviers renversés, dont vous comprendrez mieux les effets,
quand vous aurez pu en apprécier les causes.
L'idée du renversement d'un clavier superposé au clavier ordinaire, aussi
rapprochés que possible l'un de l'autre et agissant sur deux instruments
complets l'un et l'autre et absolument indépendants, cette idée est venue
aux inventeurs par suite de considérations qui tiennent à la fois à la
structure de nos mains par rapport au clavier et à l'esthétique de l'art.
Je veux être bref, et négligeant les points secondaires nombreux qui se
présentent à l'esprit quand on a pu se rendre un compte exact des
ressources, pour ainsi dire infinies, qu'offrent aux pianistes les doubles
claviers renversés, je ne toucherai qu'à certains côtés principaux de cette
vaste question.
Pour démontrer l'insuffisanee d'un seul clavier, et par suite les
difficultés de jouer du piano en virtuose, il suffit de jeter un simple coup
d'oeil sur nos mains et sur le clavier.
Nos mains ont été faites par la nature sur deux plans opposés l'un à l'autre
; le clavier est construit sur un seul et même plan.
En allant de droite à gauche, le premier doigt de la main gauche est le
petit doigt, et le dernier le pouce. Le premier doigt de la main droite est,
au contraire, le pouce, et le dernier le petit doigt.
Cette disposition contraire des doigts des deux mains, leur différente
grandeur, la force et la légèreté propres à chacun d'eux, leurs différents
écartemeuts, tout, en un mot, démontre au premier abord que le doigté d'un
trait, d'une gamme, d'une succession de notes quelconque doit changer
suivant qu'on l'exécute parlamain gauche ou par la main droite.
Et c'est en effet ce qui arrive.
Eh bien, cette différence de doigté pour tout ce que les deux mains ont à
exécuter d'identique sur un seul clavier, est une des grandes difficultés du
mécanisme, par conséquent, un des inconvénients notables de jouer avec les
deux mains opposées l'une à l'autre sur un clavier d'un seul et même plan.
Mais un clavier uniforme pour les deux mains a bien d'autres inconvénients
que la dissemblance du doigté.
Sur un seul clavier les mains sont en quelque sorte parquées dans un
département de l'échelle des sons, d'oii elles ne peuvent sortir
qu'accidentellement par le moyeu du croisement des bras, opération fort
incommode et peu sûre. La main gauche doit se mouvoir exclusivement dans les
octaves inférieures, tandis que la main droite s'agite dans les régions
supérieures. Chaque main a sa spécialité, son domaine privé, et quand l'une
parcourt la propriété de l'autre, c'est un peu à la manière de deux
châtelains qui se font des visites de cérémonie.
Non-seulement avec un seul clavier chacune des mains ne peut se mouvoir que
dans le cercle circonscrit d'une moitié de l'échelle des sept octaves, mais
par la nature même des degrés de l'échelle, chacune des mains est condamnée
à jouer un rôle musical spécial. La main gauche joue le rôle des instruments
graves de l'orchestre et la main droite celui des instruments élevés. La
main gauche, c'est la contrebasse, le violoncelle, l'alto, le basson, la
clarinette dans le chalumeau, le trombone et les cors ; la main droite,
c'est le violon, le hautbois, les deux tiers de la clarinette dans l'échelle
haute, la llùte et la petite flûte.
Cette obligation pour la main gauche d'exécuter, suivant un doigté qui lui
est spécial, les parties graves de la musique, — accords, arpèges,
accompagnements de tous genres, — donne à cette main, malgré tous les
exercices d'agilité auxquels on peut la soumettre, une lourdeur relative et
une disposition particulière en opposition avec la main droite, brillante,
agile, chantante et sûre d'elle-même, dans les traits rapides, soit en notes
simples, soit en tierces, en sixtes ou en octaves.
Ainsi donc, et pour me résumer, les inconvénients d'un seul, clavier sont
ceux-ci :
1° Obligation d'un doigté spécial pour chaque main quand il s'agit,
d'exécuter une même suite de notes;
2° Limitation à la moitié de l'échelle des sept octaves pour chaque main ;
3° Spécialisation de chaque main condamnée, l'une à l'accompagnement,
l'autre au chant et aux traits particuliers aux octaves supérieures.
Avec les doubles claviers renversés, tous ces inconvénients disparaissent;
c'est l'émancipation des deux mains et l'agrandissement du domaine musical.
En effet, si l'on se représente au-dessus du clavier ordinaire allant du
grave à l'aigu en partant du côté gauche, un autre clavier très-rapproché de
celui-là allant de l'aigu au grave en commençant aussi par la gauche, le
doigté pour les deux mains devient uniforme, aucun rôle spécial n'est plus
assigné à chacune des deux mains et l'on a ouvert devant soi le plus large
champ harmonique qu'ait jamais pu concevoir l'imagination d'un pianiste tel
que Liszt, qui disait dernièrement à M. Zarebski, son élève et son ami : — «
Tout ce que l'on peut faire sur un seul clavier a été fait, et l'avenir esta
un piano qui, sans sortir du caractère de l'instrument, offrira de nouvelles
ressources. »
Chaque main, grâce à la disposition des deux claviers renversés
tels que nous venons de les décrire, se trouve en possession sans aucune
gène, de sept octaves pleines. Plus de contorsions de corps ni de mouvements
disgracieux des bras. Les notes les plus basses comme les plus aiguës, les
traits les plus rapides aux octaves supérieures comme les arpèges et les
notes tenues aux octaves inférieures se trouvent sous les doigts de chacune
des deux mains qui les exécute avec le même doigté, par conséquent avec une
égale facilité.
Voilà certes des avantages nouveaux et facilement appréciables ; mais la
combinaison des deux claviers renversés en offre bien d'autres encore. Par
exemple, chaque clavier faisant résonner les cordes d'un piano entièrement
indépendant de l'autre, armé, comme tous les pianos, de deux pédales, on
comprend aisément ce qui doit résulter de puissance et surtout de pureté
dans l'harmonie. Cette puissance et cette pureté équivalent à celle de deux
pianos à queue ordinaires à un clavier, joués par deux pianistes mus par un
même sentiment et dont l'exécution serait, sous le rapport de l'ensemble,
d'une perfection pour ainsi dire idéale.
La même puissance et la même pureté existent quand il s'agit de tenues sur
des broderies légères, d'opposition de timbre par l'emploi des pédales et de
perspective musicale, l'oreille percevant très-bien le son de chacun de ces
pianos qui n'en formeut qu'un.
Enfin, malgré sa complication apparente, le piano à doubles claviers
renversés est beaucoup plus facile à jouer que le piano à clavier simple.
Certains passages des plus difficiles sur un seul clavier, deviennent
accessibles aux pianistes de moyenne force sur les deux claviers. En un mot,
avec le même degré de mécanisme acquis, on exécute aisément sur le piano à
doubles claviers des traits, des passages, des réductions d'orchestre qui
seraient impossibles sur un seul clavier. Un jour viendra, nous le croyons
fermement, où le piano à un seul clavier n'apparaîtra que comme un
demi-piano et disparaîtra tout à fait.
Jusqu'ici nous n'avons étudié que la combinaison des deux claviers,
combinaison qui dédouble les ressources de l'exécutant et lui permet les
transcriptions de l'orchestre le plus compliqué. Je passe au clavier
supérieur considéré isolement, c'est-à-dire au clavier renversé, — renversé
par rapport à l'autre, à celui dont on s'est servi exclusivement jusqu'ici.
Il est incontestable que les idées en musique se conforment à l'instrument
pour lequel on écrit, à la nature de son timbre, à son!
étendue, à son génie.
Pour ne parler que des instruments à clavier, il est de toute évidence que
la pensée des compositeurs qui ont écrit pour ces instruments, orgue ou
piano, s'est modifiée avec les perfectionnements apportés par les facteurs.
Il ne serait jamais venu à l'esprit de Liszt d'écrire ses concertos et ses
grandes fantaisies de bravoure pour la virginale, l'épinette, le clavecin et
même pour les premiers forte-piano.
Encore moins, peut-être, Thalberg
aurait-il imaginé d'ornementer par de longs arpèges et des traits en
octaves, des thèmes à notes tenues sur l'épinette ou le clavecin qui ne
pouvaient soutenir aucun son. Il est incontestable auss que les différentes
modalités en usage chez les peuples anciens, chez les Grecs, par exemple,
ont agi directement sur la sensibilité et l'imagination des compositeurs de
ces époques lointaines qui ne pouvaient parler la même langue musicale que
nous, ayant un vocabulaire différent.
La formation de la gamme dans laquelle on pense en musique, si elle ne donne
aucune idée à ceux qui ne sont pas créés pour avoir des idées, commande
impérieusement aux idées des hommes d'imagination. Les idées sont toujours
éveillées avec les moyens de les exprimer, et trouver de nouveaux moyens
d'expression, c'est ouvrir à la pensée de nouveaux horizons. Cette vérité ne
s'applique pas seulement à la musique, elle s'applique aussi aux différents
idiomes qui s'imposent aux poêles et dirigent leurs inspirations.
Il n'est pas téméraire de penser que la disposition d'un clavier
renversé suscitera toute une série de nouveaux traits, de nouvelles
harmonies, de nouveaux modes d'accompagnement et même de nouveaux chants.
Pour s'en convaincre, il suffit de placer les deux mains sur ce clavier et
d'y préluder. Que d'enchaînements harmoniques auxquels on n'aurait pas songé
qui se révèlent spontanément, quelquefois bizarres il est vrai, barbares,
impossibles même, d'autrefois d'une saveur singulière et d'une nouveauté
saisissante quoique très-acceptable.
Ce qui peut résulter du renversement
pur et simple de certains morceaux entendus d'abord sur un clavier et
reportés sur l'autre clavier comme si tous les deux fussent pareils, est
impossible à prévoir et dans certains cas constitue de précieuses
trouvailles.
Toutes les notes se trouvent ainsi renversées dans une tonalité différente,
par intervalles dissemblables, les accompagnements de basse portés à l'aigu,
les chants de l'aigu à la basse, les accords s'enchainant dans un ordre qui
n'est pas celui qu'on a prévu, qui ne serait pas venu à l'esprit, enfin les
modulations de majeur en mineur devenant de mineur en majeur et vice versa.
Il y a là, pour une imagination féconde et vive tout un nouveau monde
d'harmonie et d'effets à conquérir, et pour les savants un vaste champ
d'observations du plus grand intérêt. Et quand les morceaux à renverser
ainsi seront combinés par un puissant cerveau, quelles saisissantes
nouveautés apparaîtront à l'oreille étonnée et charmée ?
Mais il me faut abréger ces explications succinctes et pourtant déjà
longues.
Je suis heureux, en terminant, de rendre hommage au superbe talent de M.
Zarebski. Il y a deux mois à peine que cet habile virtuose travaille le
piano à doubles claviers. Aucune méthode, aucun guide, rien n'existait pour
faciliter les premières études de cet instrument. Avec une patience qui
puisait sa force dans' la foi qu'il avait en l'excellence de la combinaison
des deux claviers et les ressources immenses qu'on en pouvait tirer, il
s'est familiarisé peu à peu avec le second clavier, et s'est lancé hardiment
dans ce champ sonore et riche de quatorze octaves, comme sur un vaste
échiquier ouvert à toutes les fanlaisies de la science et de l'imagination.
M. Zarebski, outre plusieurs arrangements de morceaux de maître, a composé
pour le piano double une grande fantaisie symphonique d'un effet saisissant
et d'une noble et poétique conception musicale.
Vous savez, messieurs, à quels essais, à quels tâtonnements entraîne la
forme définitive d'un objet nouveau.
Le piano que va jouer M. Zarebski est le premier modèle qui soit sorti des
ateliers de MM. Mangeot ; c'est assez dire qu'il est susceptible de
perfectionnements. Déjà une forme est trouvée plus harmonieuse à l'oeil et
d'un transport plus facile.
Messieurs, je crois très-fermement que ce jour est un jour qui comptera dans
l'histoire du piano, et je vous remercie d'avoir bien voulu répondre à notre
invitation.
Puisque je viens de parler d'histoire, si je ne me fais pas illusion . et si
le piano à doubles claviers renversés doit enrichir le domaine de l'art, il
est juste de dire que l'idée de cet instrument nous a été suggérée, à M.
Mangeot et à moi, par M. Joseph Wieniawski.
Ce pianiste distingué nous ayant parlé des rapports harmoniques qui
résulteraient de la disposition d'un seul clavier renversé, la pensée d'un
double piano à claviers renversés qui offrirait avec les combinaisons de
l'ordre harmonique entrevues par M. Joseph Wieniawski, une foule d'autres
combinaisons encore, nous est venue, et c'est à M. Mangeot qu'appartient
l'honneur de l'avoir réalisée supérieurement .
Personne jamais ne fut seul inventeur de quoi que ce soit, et l'honneur de
ceux qui parviennent à réaliser une idée est de nommer, quand ils les
connaissent, leurs collaborateurs. C'est ce que j'ai cru devoir faire,
certain d'être approuvé en cela par MM. Edouard et Alfred Mangeot.
Et maintenant la parole est au piano à doubles claviers renversés, par les
doigts savants et inspirés de M. Zarebski. -
Oscar COMETTANT." "
Le Ménestrel, 07/05/1878, p. 275-277 (archive.org)
NÉCROLOGIE - Edouard Joseph MANGEOT
"Nous avons le regret d'apprendre la mort de notre sympathique confrère, M.
Ë. Mangeot, directeur du Monde musical.
Né à Nancy en 1835, il était le fils du célèbre facteur de pianos dont il
dirigea plus tard la maison, en collaboration avec son frère Alfred.
D'un voyage en Amerique il rapporta l'utile perfectionnement des cadres en
métal que, le premier, il appliqua en France aux pianos.
Plus tard, il conçut l'idée passablement baroque du « piano à double clavier
renversé » ; cette invention ne réussit pas et lit perdre beaucoup d'argent
à M. Mangeot.
Ce fut à la suite de ces revers qu'il fonda en 1889 le Monde musical, organe
qui prit Une assez grande importance et se distingua par une invariable
bienveillance.
La bienveillance était du reste le trait caractéristique du défunt qui
jouissait de l'estime et de la sympathie de tous ceux qui l'avaient
approché.
Nous adressons à sa famille l'expression de notre sincère condoléance."
Revue musicale Sainte-Cécile : publication
bi-mensuelle, 17/06/1898, p. 137 (gallica.bnf.fr)
"Nous avons le regret d'annoncer la mort, à l'âge de 64 ans, de notre confrère
M. Edouard MANGEOT, directeur du Monde musical. M. MANGEOT s'était fait
connaître précédemment comme facteur et avait dirigé avec habileté pendant
de longues années, à Nancy, une importante fabrique de pianos, Il a
succombé, mardi dernier, à une longue et douloureuse maladie qui le tenait
éloigné de tout travail depuis plusieurs mois. ..."
Le
Ménestrel, 02/06/1898, p. 184 (gallica.bnf.fr)
"[...] Peu de temps après ce concert, Joseph Wieniawski
exécuta à une soirée chez son ami 0. Commettant, qui dirigeait alors à
Paris la succursale de la fabrique de pianos Mangeot, de Nancy, un
programme formidable, mais, par hasard, il ne s'y trouva, pas de sonate
de Beethoven; aussi, un des auditeurs demanda instamment au virtuose de
ne pas finir cette plantureuse séance sans l'exécution d'une sonate du
maître des maîtres. Laquelle de ces sonates voulez-vous entendre ? dit
Wieniawski.
Un membre de l'auditoire réclama la Sonate appassionata.
L'artiste polonais, très « lancé», demanda encore en quel ton on
désirait qu'il l'interpretât ».
Après une grande hésitation, une voix de l'auditoire avança timidement
que l'oeuvre pût être transposée en vé dièze mineur, ce que fit le
maître, suscitant un véritable succès de stupeur, les auditeurs se
demandant s'ils n'avaient pas été le jouet d'une « hallucination...
auditive».
Le lendemain parut un feuilleton dans le Siècle, signé 0. Commettant et
comparant Wieniawski à Mozart.
Lors de ses études de composition sous la direction de Marx, à Berlin,
vers 1856, le jeune Wieniawski avait déjà inventé le renversement du
clavier du piano, dans le but d'obtenir un mécanisme de la main gauche
égal à celui de la droite (évidemment conformée d'une manière inverse à
la droite) et avait demandé au facteur de piano berlinois Stocker de
construire un tel instrument avec adjonction du clavier habituel.
Stocker ne put entreprendre la construction de cet instrument.
Bien des années s'écoulèrent, lorsque chez 0. Commetant, à l'époque
citée plus haut, et après un nouveau tour de force artistique qui
consistait à interpréter par coeur une mélodie manuscrite de Gounod (Charles
Gounod en quittant un jour la maison de M. et Mme O. Commetant qu'il
était venu voir, fit un faux pas sur le perron et se brisa le bras.)
Il fut immédiatement
transporté dans l'intérieur de la maison de ses hôtes et ne la quitta
qu'à son entière guérison, c'est-à-dire plusieurs mois après.
Voulant remercier ses amis
des soins dont il avait été entouré, il composa la mélodie en question
qu'il dédia à Mme Commetant, qui la conservait comme une précieuse
relique, dûment enfermée sous clef. ) à peine
examinée, à table, par Wieniawski, celui-ci entrevit la probabilité de
la construction du piano de son invention par cette maison Mangeot
auprès de laquelle ses faits et gestes d'artiste avaient trouvé un si
sympathique suffrage, et, croyait-il, une confiance absolue dans ses
idées.
Il fut convenu que l'instrument s'appelerait « piano Wieniawski », du
nom de son inventeur. Il est inutile de mentionner ici les contestations
auxquelles cet événement donna lieu ; l'essentiel, c'est que le piano en
question fut construit.
Mais Wieniawski refusa de se présenter à l'exposition do 1878, dans
l'unique but de faire entendre cet instrument, sans être assuré de faire
valoir avant tout sa qualité d'inventeur. Qu'il nous suffise de
transcrire ici un passage du rapport officiel de cette exposition do
1878, concernant la section des instruments de musique, groupe II,
classe 13, (page 30) :
« ... On ne voit, dans tous les travaux que nous venons de passer
rapidement en revue, rien qui puisse opérer une sorte de révolution
comme celle qu'a inaugurée la facture américaine en 1867.
Seul, le piano à queue à double clavier de MM. Mangeot, qui, dans les
autres instruments se montrent les serviles imitateurs de M. Steinway ;
seul le piano à double clavier de ces facteurs de Nancy peut être
considéré comme quelque chose d'absolument nouveau.
L'idée en a été conçue par M. Joseph Wieniawski, et nous trouvons
naturel qu'on le doive à un aussi éminent virtuose. Il convient, en
effet, d'établir une distinction entre les résultats qui profitent au
public et ceux dont bénéficient l'exécutant.
Il y a donc toujours lieu de classer les inventions des facteurs en deux
catégories : les unes ont pour objet de procurer à l'auditeur des
jouissances nouvelles au moyen de sons mieux timbrés, plus forts ou plus
doux, exemps de fausses résonnances ; (M. Achille Dieu, mémoire sur le
résonnemee de le 7° mineure...) ou bien de construire un instrument plus
solide et tenant mieux l'accord.
Le second genre d'invention se rapporte à l'amélioration des conditions
générales d'exécution, soit, par exemple, un clavier plus docile et
répétant parfaitement, soit encore des moyens nouveaux pour obtenir des
effets impossibles et non réalisés jusque là.
C'est ce dernier résultat qu'a visé M. Joseph Wieniawski et MM. Mangeot
lui ont procuré le moyen d'atteindre au but qu'il se proposait, en
construisant un piano composé de deux pianos à queue superposés, avec
deux claviers placés l'un au-dessus de l'autre et disposés en sens
inverse...
Après ces quelques notes biographiques et les faits musicaux
caractéristiques ci-dessus, dont quelques-uns se rapportent directement
à l'histoire de la musique, nons consacrerons le mois prochain quelques
lignes à la physionomie artistique du compositeur, du virtuose, du chef
d'orchestre et du professeur qu'est ce maître, et nous analyserons ici,
succintement, son activité multiple. LÉON DELCROIX."
L'Idée libre. Littéraire, artistique, sociale,
01/1904, p. 491-493 (gallica.bnf.fr)
Voir aussi
Le Piano à doubles claviers renversés de MM. Mangeot frères et Cie, ses
ressources au point de vue de la composition et de la virtuosité avec
des exemples à l'appui, par Jules Zarebski, 1878 (gallica.bnf.fr)
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Pour les références voyez la page
pianos
français 1830 - 1839
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