LA FABRICATION
DE PIANOS A NANTES.
"IL fallait en croire certaines personnes, l'art et le
goût seraient l'apanage exclusif de Paris.
Sans vouloir discuter une pareille assertion, nous dirons simplement que
si elle était vraie, elle constituerait un fait absolument déplorable
tant au point de vue économique qu'au point de vue de l'art lui-mème.
Ce serait un grand préjugé que de croire qu'on ne peut fabriquer de bons
pianos qu'à Paris.
Aujourd'hui que le goût de la musique se répand de plus en plus, le
piano est devenu plus qu'un luxe : un véritable besoin. Il est le
complément obligé de tout salon convenablement meublé. Il est
l'instrument indispensable de l'artiste et de la famille.
Pourquoi? Parce que, bien mieux que les instruments plus sonores à notes
prolongées et expressives, comme le violon par exemple, le piano est
l'interprète de l'idée du compositeur après avoir été son auxiliaire le
plus utile. C'est sur le piano, orchestre complet, que le compositeur a
trouvé, non-seulement ses mélodies, mais ses effets d'orchestration et
d'ensemble.
Depuis la lyre d'Orphée, le psaltérion, la citole, le clavicylhérium, le
manicorde, l'épinette, le clavecin nous amènent au piano qui a pris,
lui-même, tour à tour, la forme de piano carré, de piano à queue et de
piano droit.
Cet instrument étant devenu aujourd'hui d'un usage général, il a dû se
former généralement des manufactures, soit dans les grands centres, soit
dans la province.
A notre passage à Nantes, nous avons tenu à honneur de visiter la maison
Lété dont nous connaissions d'avance la réputation pour la fabrication
des pianos, et qui est aujourd'hui dirigée par M. Didion.
Cette maison, fondée en 1827 par M. Lété, est certainement une des plus
importantes de la province et, en tout cas, l'argument le plus concluant
contre ceux qui s'imaginent qu'on ne peut fabriquer des pianos qu'à
Paris.
Voilà une maison dont le chiffre de vente dépasse celui de trois cent
cinquante pianos et dont la location atteint celui de trois cents.
En 1847, lorsque son fondateur créa une manufacture de pianos, il
commença par un chiffre restreint d'instruments, puis en arriva, la même
année, à en produire deux cents.
Les pianos Lété, d'une excessive solidité, d'une résistance à toute
épreuve, supportent, sans variation de diapason, le climat humide de
l'Ouest comme l'atmosphère brûlante des colonies. Aussi sont-ils
recherchés et estimés de la généralité des artistes.
Ceci prouve, nous
semble-t-il, d'une manière décisive, que si les Pleyel, les Erard, les
Herz, de Paris, sont d'excellents pianos, ceux qu'on fabrique en
province peuvent être aussi cl une qualité supérieure.
C'est à M. Lété qu'on doit la création de cette industrie à Nantes,
c'est lui qui a affranchi cette ville et cette con'rée du tribut qu'elle
était jusqu'alors forcée de payer à la capitale.
M. Didion, employé depuis 1857 dans la maison Lété et devenu successeur
de son oncle, depuis 1871, s'est attaché surtout, à développer le timbre
et la sonorité de l'instrument, tout en lui conservant la distinction et
l'homogénéité de sons qu'on doit rechercher dans les pianos droits et à
cordes obliques.
C'est ce que tous les connaisseurs, artistes et amateurs, ont du reste
constaté à l'Exposition de 1878. Et ce sont là précisément des qualités
qui manquent trop souvent aux pianos sortant même des ateliers de nos
grands facteurs.
En effet, les pianos, même les plus appréciés, présentent souvent le
défaut de donner, par exemple, une grande puissance dans les notes
basses et cela au détriment du médium et du dessus qui manquent alors de
sonorité.
C'est ce défaut que M. Didion a tenu, avant tout, à éviter, et le succès
le plus complet a répondu à ses efforts, Ses pianos sont, en effet,
surtout remarquables, comme nous le disions, par leur puissance, leur
sonorité et une homogénéité parfaite de leurs sons.
Pour arriver à ce résultat, il était important de s'entourer d'ouvriers
habiles connaissant parfaitement leur métier, de posséder un outillage
ne laissant rien à désirer et organisé avec un soin tout particulier.
Aussi cette industrie, toute provinciale qu'elle est, a-t-elle été
récompensée toutes les fois qu'elle a exposé ses produits.
Ainsi, tandis qu'à l'Exposition universelle de 1878 il n'a été décerné
que dix médailles d'argent aux facteurs français, M. Didion est le seul
facteur de province qui ait obtenu cette récompense.
Ajoutons que c'était la première fois que les pianos Lété paraissaient à
une Exposition universelle.
Précédemment, aux Expositions de Nantes en 1861 et d'Angers en 1864, la
maison Lété avait obtenu une médaille d'or et une médaille de vermeil
(Premier prix), en concurrence avec les principaux facteurs de Paris à
l'exception des maisons Erard, Pleyel et Herz qui avaient été déclarées
hors concours.
On voit donc combien on peut se tromper, quand on s'imagine qu'une
manufacture de pianos ne peut réussir qu'à Paris. L'exemple de la maison
Lété démontre suffisamment, par le succès rapide qu'elle a obtenu,
l'utilité et l'avantage de la décentralisation industrielle que nous ne
cesserons jamais de préconiser. G."
Le Panthéon de l'industrie : journal hebdomadaire
illustré, 1880, p. 109-110 (gallica.bnf.fr)
Pour les références voyez
page
alphabétique D
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