LE PIANO ET L'ÉGALISEUR AUTOMATIQUE CADOT
"Un piano est incontestablement un véritable miracle
de mécanique dont la réalisation a exigé des siècles d'études et les
efforts successifs de facteurs, non pas seulement ingénieux, mais doués
du véritable génie de l'invention.
Cette assertion n'étonnera aucun de ceux qui ont étudié sérieusement les
complications intérieures de l'instrument et qui se sont rendu compte du
nombre incroyable de problèmes très-délicats dont sa construction
suppose la solution.
Est-ce à dire que le piano tel qu'on le construit aujourd'hui ait
réalisé la perfection ? Non certainement.
Un piano neuf, sortant des mains du facteur le plus consciencieux et le
plus habile à atténuer les défauts naturels de l'instrument, accuse déjà
des inégalités dans la résistance des touches à la pression du doigt,
des retards dans le relèvement spontané de la touche, une durée
appréciable du contact du marteau et de la corde après le choc, d'où
résultent inévitablement :
Des inégalités et des incertitudes dans le jeu, l'altération des
vibrations en amplitude et en durée, l'atténuation de la sonorité, etc.,
etc.
Ceci, disons-nous, se rencontre déjà dans un piano neuf sorti des mains
du facteur le plus soigneux et le plus habile, mais s'accentue d'une
manière étrange après quelque temps de service, de sorte que le meilleur
des pianos ne tarde pas à devenir, par le seul usage, un vrai type
d'irrégularité, offrant à l'exécutant une série de difficultés
invincibles, et imposant d'incessantes réparations qui aboutissent à la
perte définitive de l'instrument, pour peu que l'amateur ne veuille ou
ne puisse se résigner à l'emploi d'un instrument définitivement impropre
à traduire ses inspirations.
A tous ces inconvénients on peut assigner une même cause, qui réside
dans le mode d'action de la touche sur la mécanique, et, par son
intermédiaire, sur le marteau et sur la corde.
La touche est, en somme, un levier du premier genre, disposé de façon
que la puissance, représentée alternativement par l'action du doigt et
par la réaction de la mécanique, agit, dans le premier cas, sur le grand
bras, eL, dans le second, sur le petit bras du levier.
Nous n'avons rien à dire du doigt, dont l'artiste est appelé à régler
lui-même l'effort suivant le besoin de l'exécution; mais comment compter
sur la mécanique, appareil si compliqué, si délicat, si fantasque, si
facile à détraquer, pour assurer un peu de régularité à la réaction,
c'est-à-dire au relèvement de la touche ?
Nous ne ferons pas ici l'histoire des combinaisons imaginées pour
résoudre ce problème insoluble, et nous nous contenterons de féliciter
M. Cadot d'avoir cherché la solution dans une autre voie et de l'avoir
trouvée.
Après une étude attentive de la difficulté, M. Cadot a reconnu qu'il
n'existait qu'un seul moyen de la résoudre :
Rendre la réaction indépendante de la mécanique, en faisant réagir, à
l'arrière de la touche, un ressort spiral.
Dans ce but, MM. Cadot et Cie (53, rue de Richelieu) construisent des
barres, dites égaliseurs automatiques, pouvant être adaptées en quelques
minutes à tous les pianos et munies d'une rangée de ressorts d'acier
dont chacun correspond à l'une des touches de l'instrument.
L'égaliseur que nous donnons ci-contre étant établi au-dessus de la
partie postérieure des touches, chaque touche mise en mouvement comprime
le ressort, et celui-ci, en se détendant, relève la touche
instantanément, sans laisser au marteau le temps d'arrêter les
vibrations de la corde.
Mais n'a-t-on pas à craindre, en forçant ainsi la touche à tendre un
ressort supplémentaire, de lui donner de la dureté ?
Tous les pianistes savent que ce qu'il faut craindre avant tout, c'est
la mollesse de la touche qui annule l'effet de la fermeté du doigté.
En tout cas, l'égaliseur est disposé de façon à ce qu'on puisse régler à
volonté la tension et l'effort de détente du ressort, et l'égaliseur,
convenablement réglé, se borne ainsi à donner à toutes les touches une
résistance absolument identique et qui ne varie plus.
Les conséquences sont faciles à prévoir, mais étonnent toujours,
cependant, lorsque, après avoir essayé le jeu d'un piano muni d'un
égaliseur, on vient à supprimer subitement l'action de celui-ci.
On ne saurait croire, en ce cas, combien la sonorité de l'instrument
parait tout à coup assourdie, combien les notes perdent de leur fermeté,
de leur netteté, de leur profondeur, combien les répétitions de notes,
si vives et si nettes quand on emploie l'égaliseur, deviennent
difficiles, incertaines, pâteuses, quand l'action de l'égaliseur est
supprimée.
Une autre conséquence forcée de l'emploi de cet appareil, c'est que
l'immense majorité des réparations des pianos étant nécessitées par la
paresse de la mécanique, elles deviennent inutiles lorsqu'à l'action de
celle-ci on substitue celle de l'égaliseur, dont les caractères
principaux sont la permanence et la régularité.
Conclusion : un piano tant soit peu vieux ne peut se passer de
l'égaliseur pour réparer ses inégalités acquises; un piano neuf et d'une
facture jugée irréprochable ne peut être privé de l'aide de l'égaliseur
sans perdre la moitié de ses qualités, à cause de ses inégalités
naturelles.
Ce n'est pas notre avis personnel que nous émettons ici, mais celui du
jury de l'Exposition internationale de 1878, celui des professeurs du
Conservatoire, de M. Marmontel, entre autres, et celui des facteurs de
pianos les plus renommés et les plus distingués. STEVENS."
Le Panthéon de l'industrie : journal hebdomadaire
illustré, 1880, p. 316 (gallica.bnf.fr)